Des enfants nus, brûlés et qui meurent parfois en silence... Dans son livre, Céline Boussié dénonce les maltraitances impunies dans un établissement spécialisé. Interview d'une lanceuse d'alerte déterminée, en quête de justice.
Handicap.fr : Dans votre livre Les enfants du silence, vous dénoncez les maltraitances que subissent des enfants handicapés dans certains établissements spécialisés et notamment à l'IME (Institut médico-éducatif) de Moussaron (Gers) où vous étiez éducatrice. Qu'est-ce qui vous a poussé l'écrire ?
Céline Boussié : Je m'étais toujours dit : « Un jour, je ferai de cette histoire un livre ». Un beau jour, Hélène Viavo, mon éditrice actuelle, m'a contactée sur les réseaux sociaux et m'a proposé ce projet.
H.fr : Vous vous êtes souvent mise en danger. En écrivant ce livre, pensez-vous que vous prenez un risque supplémentaire ?
CB : Non. L'objectif clair est de ne pas oublier ces enfants, qui l'ont été pendant 25 ans et de leur « rendre justice ». Comme j'ai dit à Bernadette (ndlr : une lanceuse d'alerte qui a dénoncé ces mêmes agissements en 1999 sans jamais être entendue) : « Aujourd'hui, cette histoire ne nous appartient plus, elle est publique ».
H.fr : Ce que vous dénoncez n'est donc pas nouveau...
CB : Une partie de l'histoire a été dévoilée dans les médias mais pas la totalité. Le rapport de l'IGAS (ndlr : Inspection générale des affaires sociales) de 1997, par exemple, n'a jamais été rendu public. Or, il permet de comprendre comment cet établissement a dysfonctionné et pourquoi, avec des connivences politiques.
H.fr : Vous expliquez aussi que les professionnels n'ont pas suffisamment de formation. Est-ce le nœud du problème ?
CB : Oui. A l'IME de Moussaron, il n'y avait aucune formation au polyhandicap. Comment peut-on, dans ces circonstances, accompagner un résident de manière digne et cohérente ? La première des maltraitances est là... Même si ce mot fait peur et que beaucoup de professionnels refusent d'en parler.
H.fr : On imagine souvent que la maltraitance est intentionnelle. Or elle peut l'être aussi par « négligence ».
CB : La maltraitance, ce ne sont pas seulement des coups et des bleus, c'est aussi tout un système qui dysfonctionne. On l'appelle alors « maltraitance institutionnelle », qui amène à des dérives aussi graves que celles dont j'ai été témoin. Ce mot ne figure pas dans le Code pénal. C'est aussi l'objectif de ce livre, porter ce débat dans l'hémicycle.
H.fr : Vous finissez, au bout de quelques années, par dénoncer ce système maltraitant. Le début d'une descente aux enfers...
CB : Ça a été un lynchage, personnel et professionnel, hors norme que je ne souhaite à personne. Sept mois d'enfer… Nous avons été contraints de déménager et avons été placés sous protection policière. Mes enfants ont payé un lourd tribut...
H.fr : Vous vous attendiez à un tel déferlement de haine ou espériez que votre parole serait saluée ?
CB : Je savais que ça allait être compliqué mais je n'imaginais pas tant d'acharnement, renforcé par cet objet à la fois merveilleux et diabolique : les réseaux sociaux. Tu es constamment insultée, à la portée de tous. C'est une humiliation et une violation de ton intimité et de ton intégrité. Mais cette violence est finalement à l'image de celle que les enfants ont subie dans l'institution, par effet miroir.
H.fr : Ces dérives existent-elles dans d'autres institutions ?
CB : Fort heureusement, elles ne sont pas toutes dysfonctionnelles. Ma belle-sœur, polyhandicapée, est dans un bon établissement. Il n'en demeure pas moins que, par essence, un cadre institutionnel est un peu « maltraitant » car il est régi par des codes. L'institution devrait s'adapter aux résidents mais ce n'est pas le cas, c'est même l'inverse. Mon rêve un peu dingue et pas très modeste est que ce livre ouvre un vrai débat sur les conditions de vie dans les établissements médico-sociaux aujourd'hui, en France.
H.fr : On voit que les cadres législatif et politique sont posés (protection des lanceurs d'alerte, déclarations de Mme Carlotti, ancienne secrétaire d'Etat au Handicap) mais que rien n'est réellement mis en œuvre.
CB : C'est dingue. Tout le cadre législatif est là, les politiques nous font de grands discours depuis 40 ans, mais, dans les faits, sur le terrain, rien n'est appliqué et ça met en souffrance des résidents, des familles et des professionnels. C'est une véritable cocotte-minute. Les actions de Mme Carlotti, le rapport du Sénat en 2003 « Maltraitance, brisons la loi du silence » et les déclarations du gouvernement actuel qui va se pencher sur la maltraitance... Ils nous refont chacun leur sauce mais, finalement, c'est un puzzle qui n'est jamais assemblé. Idem pour la protection des lanceurs d'alerte. Avec le cas particulier du médico-social, puisque ne pas dénoncer est passible de 3 ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende, logiquement, nous sommes censés être protégés. Au titre de la liberté fondamentale, aucun professionnel ne doit être licencié dès lors qu'il dénonce. Mais ce n'est pas appliqué, la preuve avec mon licenciement. Et je ne suis pas un cas isolé...
H.fr : Dans le médico-social, d'autres ont témoigné ?
CB : oui, quelques-uns. Les éducateurs du foyer de l'enfance d'Eysines, près de Bordeaux, ont dénoncé les maltraitances qui s'y opéraient. Un reportage a même été diffusé sur France 3 et a obligé le gouvernement à prendre des décisions. Je trouve cela dramatique d'en arriver à devoir montrer le quotidien de ces jeunes pour que le gouvernement décide de faire quelque chose. D'autre part, ces éducateurs ont été sanctionnés, notamment avec des punitions sur leur salaire. Plus récemment, Hella Kherief, aide-soignante, a été licenciée après son témoignage sur les conditions de travail dans les EHPAD. Elle se retrouve aujourd'hui sans travail et blacklistée.
H.fr : Pourtant, un jour votre revendication est portée aux Nations unies... La rapporteure de l'ONU arrive en France et dénonce ce système. Vous nourrissez de grands espoirs ?
CB : Oui, je l'ai rencontrée et me suis dit : « Enfin, les choses vont bouger ! ». C'était un espoir immense aussi... Modestement, on est monté à l'ONU, sans juriste, sans avocat, avec la force de nos convictions. L'IME de Moussaron était le premier cité, je pensais que ça allait obliger la France à prendre des mesures drastiques. Mais rien !
H.fr : Elle doit remettre son rapport en mars 2019 sur la situation de la France. Pour vous, ce n'est qu'un rapport de plus ?
CB : Exactement. J'aimerais pouvoir me dire qu'il va y avoir de véritables mesures mais je n'ai aucun espoir car la France a ratifié la Convention internationale des droits des personnes handicapées et elle est constamment violée. Ça m'agace quand on me parle de société inclusive... Arrêtons de prononcer le mot « inclusion » car la société n'est pas prête. Au travers de l'inclusion, on fait de l'exclusion. On met tout le monde dans une petite case : « polyhandicapé », « autiste »... La phrase de la rapporteure de l'ONU est pourtant magnifique : « Les personnes en situation de handicap sont des personnes de droit et non des objets de soin ».
H.fr : Fin 2017, vous êtes poursuivie en diffamation, avant d'être finalement relaxée... Qu'est-ce que vous ressentez ce jour-là ?
CB : Je suis sortie du tribunal le poing levé puis j'ai pris Bernadette dans mes bras car cette victoire était aussi la sienne, elle avait été accusée à tort et n'était pas une menteuse. Mes premiers mots ont été pour les résidents de Moussaron car, en me relaxant, la justice reconnaissait enfin que ces enfants avaient été maltraités, avaient manqué de soin, certains même étaient décédés... Ensuite, j'ai pensé à mes enfants car, pendant deux ans, nous avons été assignés à résidence, nous n'avions pas le droit de déménager sans prévenir le procureur de la République.
H.fr : Avez-vous un message pour les parents qui décideraient de porter plainte ? Car finalement, votre livre n'est pas très encourageant...
CB : Je ne suis pas tout à fait d'accord. Oui, le livre brosse un portrait très noir mais la fin est pleine d'espoir. Au début, je me suis lancée seule, ensuite un comité de soutien s'est formé... Et finalement j'ai été relaxée, la justice a enfin reconnu un lanceur d'alerte ! Effectivement, ça fait peur de dénoncer mais je conseille aux parents de ne pas se murer dans le silence et de se mettre en contact avec des associations.
H.fr : Ils doivent donc se faire accompagner et ne pas partir seul ?
CB : Ah non, je ne leur conseille pas de partir bille en tête mais il faut que les familles arrêtent de subir quand leurs proches sont en danger... Ce qui est monstrueux, c'est que, parce qu'elles ont peur de perdre une place en établissement, elles ne disent rien. C'est la perversité du système. En se taisant, elles continuent à l'entretenir. Stop !
H.fr : Il faut quand même beaucoup du courage, et les familles d'enfants handicapés, qui ont vécu de véritables parcours du combattant, n'ont pas forcément cette ressource...
CB : C'est pour cela que nous avons proposé un accompagnement et une reconnaissance de ces familles car, elles aussi, peuvent devenir, dans un sens, des lanceurs d'alerte. Mais en effet, c'est une question de courage, d'autant que la société n'est pas tendre avec elles. Dès lors qu'on met un enfant en situation de handicap au monde, elle vous renvoie l'idée que l'on a fait naître un « boulet », une charge. Je trouve absolument monstrueux que l'on maintienne ces familles dans la culpabilité.
H.fr : Aujourd'hui, vous ne regrettez rien ?
CB : Qu'est-ce qu'il y aurait à regretter ? La seule chose peut-être, c'est que cet établissement n'est pas encore condamné, aucune enquête judiciaire n'est en cours.
H.fr : Des projets ?
CB : J'en ai plein mais j'ai juste besoin d'un peu de temps... La maison des lanceurs d'alerte s'est ouverte (article en lien ci-dessous), c'est une première mondiale et j'en suis la secrétaire générale adjointe. En tout cas, je ne retravaillerai pas en institution car c'est trop compliqué, je suis « blacklistée ».
Les enfants du silence, Donner une voix à ceux qui n'en ont pas, Céline Boussié, éditions Harper Collins, 18 €, sortie le 13 février 2019.
Voir la vidéo Interview cash de Céline Boussié, la lanceuse d'alerte du médico-social